Traduit de l’anglais (américain) par Mathilde Ramadier.
« Une répétition de la compulsion de masturbation. » C’est avec ces mots que Sigmund Freud a interprété la dépendance au jeu de Fiodor Dostoïevski dans un essai de 1928 sur l’auteur, qu’il n’aimait « pas vraiment, » comme le psychanalyste l’admit plus tard. Pour Freud, « les luttes infructueuses pour rompre l’habitude et les opportunités » de l’addiction au jeu « permettent l’auto-punition; » non pas à cause de la profonde foi religieuse de Dostoïevski, comme d’autres critiques pourraient le penser, mais une soif refoulée de reproche maternel et de réconciliation : le « désir » œdipien au point « que sa mère devrait l’initier elle-même à la vie sexuelle afin de le sauver des torts redoutés causés par la masturbation ». L’« obsession du jeu » de Dostoïevski a donné une « forme tangible » à sa culpabilité , « tel un fardeau de la dette, » un prétexte aux yeux du romancier pour pouvoir payer ses créanciers et rentrer d’exil en Russie sans courir le risque de se faire emprisonner. Derrière chaque exaltation se cache la menace de l’oubli et même ses pertes lui ont donné une perverse piqûre de plaisir masochiste ; quand, avec sa femme, ils ont été mis dans le besoin, « il en a tiré une seconde satisfaction pathologique. »
Développant plus loin l’idée dans Malaise dans la civilisation, Freud identifie la culpabilité comme l’expression « de la lutte éternelle entre l’Eros et l’instinct de destruction ou de mort ,» un sous-produit de la civilisation dont le surplus définit la modernité. Il avertit que cette « augmentation du sentiment de culpabilité » peut « atteindre des sommets que l’individu trouve difficile de tolérer. » Une hypothèse que Hannah Arendt semblerait confirmer dans Les Origines du totalitarisme, appelant la solitude une aliénation historique que la culpabilité accélère et renforce, « la base commune pour la terreur. » Moins d’une décennie avant sa propre fuite du nazisme, Freud comprit que « les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse : » si nous n’étions pas si désireux de nous détruire nous-même, individuellement et collectivement, nous ne serions peut-être pas si tristes. Toutefois, parce que nous le sommes, comme l’explique Freud, la culpabilité persiste, purulente, quoi que nous fassions.
Dans Uncut Gems, le cinquième long-métrage de Joshua et Ben Safdie, l’illustration la plus palpable de la culpabilité en tant qu’ambivalence entre l’amour et la mort survient à la fin du deuxième acte du film. Après avoir persuadé de façon peu judicieuse son beau-père (Judd Hirsch) de parier sur le basketteur des Celtics de Boston Kevin Garnett (joué par lui-même) pour l’opale noire d’Éthiopie que Howard Ratner (Adam Sandler) a mis aux enchères, ce dernier revient dans sa boutique du Diamond District ensanglanté, à cause des hommes de mains embauchés par Arno (Eric Bogosian), son beau-frère usurier, à qui il doit plusieurs centaines de milliers de dollars qu’il aurait pu rembourser s’il n’avait pas décliné l’offre initiale de Garnett de 175 000 dollars, au lieu de surévaluer la pierre précieuse à un million de dollars. Berçant la pierre tandis que sa maîtresse Julia (Julia Fox) dont il s’est récemment séparé tente de le réconforter, Howard commence à pleurer : « ne me regarde pas, je t’en prie, je ne sais pas à quoi je pense. Je ne sais pas ce que tout le monde est… ça ne se passe jamais bien. Je suis tellement triste, je suis tellement foutu. » C’est un craquage inévitable pour Howard, qu’on a vu garder un calme relatif pendant quatre-vingt-dix minutes d’altercations verbales et physiques avec des employés, des partenaires commerciaux, des bookmakers, des voyous, des membres de sa famille, des célébrités ou encore lors d’une querelle dans une boîte de nuit avec The Weeknd… pour se retrouver enfermé — nu — dans le coffre de sa voiture pendant la pièce de théâtre de sa fille. Lors du coup fatal de ses débiteurs durant le week-end de Pessa’h, Howard n’a d’autre recours que de se réconcilier avec Julia, qui porte un crucifix autour du cou. Elle lui demande de dégrafer sa jupe : il découvre « Howie, » tatoué sous son pansement. Il ne peut que répondre : « tu ne peux même plus être enterrée avec moi, maintenant. »
« Deux traits sont essentiels chez un criminel, » écrit Freud, « un égoïsme illimité et une forte envie destructive. » Quelques instants plus tard, l’assistant de Garnett appelle Howard pour l’informer que l’offre est toujours valable, ce qui pourrait mettre fin à ses malheurs, si son vice n’était pas si handicapant. La transaction terminée, Arno et ses hommes de main descendent dans la boutique tandis que Garnett, en arrière-boutique, remet en question la moralité consistant à donner « 100 dollars pour quelque chose que tu pensais valoir un million de dollars. » L’accusation de Garnett lança Howard dans une auto-défense passionnée de sa propre spéculation dans laquelle, à travers la logique trompeuse du capitaliste et du drogué, il se convainc lui-même de parier l’argent parié sur le match de championnat des Celtics. « C’est comme cela que je gagne, » dit Howard à Garnett, préfigurant ironiquement sa propre mort, au mépris de la foule.
Les frères Safdie usent de subtils indices pour lier explicitement leur saga sur la consommation ostentatoire à l’histoire du capitalisme et son dénouement apocalyptique. Le film s’ouvre avec les mineurs juifs éthiopiens de la province éthiopienne de Welo, se révoltant contre leurs employeurs chinois en 2010. La jambe d’un travailleur s’est ouverte, dévoilant un os brisé, tandis que deux autres découvrent clandestinement l’opale qui sera ensuite passée en contrebande à New York dans les entrailles d’un poisson. Mais à mesure que la caméra se rapproche, la photomicrographie psychédélique passe lentement de la gemmologie à la scatologie, effectuant un zoom arrière pour enregistrer la séquence de la coloscopie de Howard, de telle sorte que le protagoniste est présenté au moyen d’une douleur si intense que cela le conduit à sa mort — bien que cela puisse d’abord paraître bénin. Une visualisation de haut niveau du fétichisme des produits de base recoupe des réflexions prismatiques inspirées par la photographie de pierres précieuses d’Eduard Gübelin, avec des clichés en noir et blanc de travailleurs indigènes, de soldats coloniaux et d’esclaves, la pauvreté, des projets de logements et des flashs de la vie de Garnett qui, métaphoriquement — puis littéralement — brise le verre de la vitrine sur laquelle il est assis, contre l’avis d’Howard, convaincant de la puissance des « pouvoirs magiques » de l’opale. Quand Howard l’informe que ce n’est pas à vendre, Garnett demande, incrédule : « pourquoi tu me montrerais quelque chose si je ne pouvais pas l’avoir ? » En fin de compte, il obtient la pierre précieuse et remporte le titre, non sans quelques remords.
À ce moment-là, Garnett découvre dans son jugement sur Howard un acte d’accusation contre lui-même, bien que l’expérience de culpabilité d’Howard échoue à dépasser les préoccupations de son statut de bourgeois : se croyant vainqueur, il meurt le sourire aux lèvres. Le cadrage se focalise sur le trou fait par la balle, suintant de sang. Les Safdie y trouvent la même irisation que dans l’opale, l’histoire se termine là où elle a commencé. La tragédie d’Howard a une portée historique mondiale : la précision de l’époque du film (2012) et les signifiants éthiques (Juif, Américain, Arménien, Mohegan, Shiksa) soulignent le rôle allégorique de sa chute, une fable pour ceux qui ont essayé de gagner un jeu truqué et perdu, uniquement pour rejouer. Tous les films des Safdie s’appuient sur un montage, une cinématographie et une conception sonore pleine de suspense pour dépeindre des fous sanctifiés enfreignant les lois de la société dans un effort malavisé pour maintenir les piliers conventionnels de la famille, de la romance et de la caste. Cependant la joie de les regarder peut être résumée dans le titre de leur premier long-métrage, The Pleasure of Being Robbed, « le plaisir de se faire voler. » L’anxiété ressentie par le spectateur reconnaissant de Good Time, Daddy Longlegs ou encore de Mad Love in New York, est le phénomène-même qui a prouvé à Freud l’existence de Thanatos, la pulsion de mort, car l’expérience de la douleur comme plaisir dans l’art nécessite « qu’il existe suffisamment de manières et de moyens de faire de ce qui est désagréable en soi un sujet dont il faut se souvenir et qu’il faut travailler en pensée. » Comme Howard, le public est inconsciemment tenté par l’anéantissement, le charisme de l’anti-héros masquant délicatement une culpabilité partagée des deux côtés de l’écran jusqu’à ce qu’il rencontre son inopportun destin et que nous, citoyens du XXIe siècle, comptions nos derniers instants avant notre fin, non sans une satisfaction secondaire.
Il serait trop grotesque, trop freudien, de lire un thriller sur les paris sportifs comme un commentaire sur le changement climatique, l’apocalypse ou la conclusion imminente de l’Anthropocène. Mais n’y a-t-il pas une trace de l’Ange de l’Histoire de Walter Benjamin dans les verres photochromiques d’Howard ? Le cinéma de l’angoisse se sentirait-il à propos si la demande de ce que Freud nommait « médias toxiques » pour garder « la misère à distance » n’était pas si élevée ? Howard évolue dans un milieu trop sciemment ignorant de l’alliance entre l’effondrement environnemental et la montée globale du fascisme pour ne pas permettre leur perpétuation, profondément impliqué dans sa réalité, un crime dont nous sommes tous coupables, trouvant de la complaisance dans la haine de soi, comme le fait Howard, en vendant encore et encore de lourds pendentifs en or que personne ne veut acheter. Sauver le monde nécessitera plus d’amour que Howard n’a pu en donner, et savoir si l’humanité est capable de s’unir pour surmonter l’ambivalence en notre cœur est une question à laquelle ni Freud ni les frères Safdie prétendent pouvoir répondre.
Arendt, Hannah. Les Origines du totalitarisme, Le Seuil, 2005.
Freud, Sigmund. Au-delà du principe de plaisir, Le Seuil, 2014.
— « Malaise dans la Civilisation », inÉcrits philosophiques et littéraires, Le Seuil, 2015.
— « Préface : Dostoïevski et le Parricide », in Dostoïevski, F.M. Les Frères Karamazoc, Gallimard, 1973.
UNCUT GEMS
Réalisé par Joshua et Ben Safdie, interprété par Adam Sandler, A24, 2019.
ANDREW MARZONI auteur
Andrew Marzoni writes criticism and teaches high school in New York City.
MATHILDE RAMADIER traductrice
Mathilde Ramadier (born in 1987) is a French writer of non-fiction essays and graphic novels (among others Sartre, a graphic biography, ed. NBM, NY) living between Berlin and Southern France. She studied philosophy at the École Normale Supérieure in Paris and is currently finishing a master’s degree in Psychoanalysis at the University of Montpellier.
© Copyright for all texts published in Stillpoint Magazine are held by the authors thereof, and for all visual artworks by the visual artists thereof, effective from the year of publication. Stillpoint Magazine holds copyright to all additional images, branding, design and supplementary texts across stillpointmag.org as well as in additional social media profiles, digital platforms and print materials. All rights reserved.