Ignorer l’inconscient peut-il nous rendre notre liberté ? L’existentialisme sartrien et la psychanalyse sans inconscient

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by Mathilde Ramadier
Works in Translation

UNION (PART II: AFFECTIVE LABOUR)

HANCOCK & KELLY


Read this essay in the original English in Issue 003: FALLOW.


Toute sa vie, Sartre fut attiré par la psychanalyse ; étant un intellectuel de son temps, après tout, il était logique qu’il finisse par la rencontrer. Dans le Saint-Germain des années 1930, tout le monde, y compris les philosophes du mouvement émergeant de l’existentialisme, s’intéressait à la science de l’inconscient venue de Vienne. Sartre était en outre ami avec le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis (1924-2013), à qui il demanda de le psychanalyser… Ce que ce dernier refusa catégoriquement. 

Cependant, en grand défenseur de la liberté, Sartre ne pouvait admettre qu’une force interne, toute-puissante, gouverne la plupart de nos actes à notre insu. Il tenta donc de développer sa propre psychanalyse, une psychanalyse existentielle, sans ce territoire psychique secret que Freud nomma «inconscient,» réduisant par la même occasion le Ça et le Sur-moi au silence, les mettant en jachère… Mais cette théorie peut-elle vraiment être traduite en pratique ? Peut-on utiliser la psychanalyse en tant que méthode de compréhension, d’investigation et de soin de la psyché sans admettre qu’une zone de cette dernière reste (en partie) inaccessible ? Qu’une psychanalyse existentielle soi en pratique «possible» ou non lui importait peu, en fin de compte : le philosophe s’est évertué à montrer, à travers ses thèses et sa propre vie que la condition humaine est d’être libre et que cette liberté radicale transcende également notre psychisme de part en part, ainsi que nos devenirs supposés.

D’après Sartre, notre existence précède notre essence : nous ne sommes en aucun cas prédéfinis, il n’y a pas de «nature humaine». Il n’y a rien qui nous modélise, nous détermine tant que nous ne nous sommes pas éprouvés nous-mêmes, tel que nous l’entendons, totalement : nous sommes ce que nous décidons d’être. Nous sommes totalement libres, libres de définir notre vie en la vivant. Pour Sartre, cela signifie par la même occasion que l’angoisse existentielle n’est pas un sentiment négatif. Au contraire, elle est un indicateur utile qui se déclenche dès que nous faisons face à une décision d’importance, nous rappelant que nous sommes libres de choisir. Si, par exemple, nous ressentons une angoisse intense ou diffuse à un moment charnière de notre vie (dans notre carrière, notre vie affective…), c’est la preuve qu’un choix existe (même s’il n’est pas idéal) et que nous pouvons en saisir l’étendue des possibilités — même si cela peut être passablement désagréable. «C’est dans l’angoisse que l’homme prend conscience de sa liberté», écrit Sartre dans L’Être et le Néant.

Quoi de plus vertigineux que de se demander si l’on a vraiment tout choisi dans sa vie, si l’on est vraiment sur les bons rails ou si l’on a succombé aux pressions extérieures (venues de «sujets-supposés-savoir,» pour reprendre l’expression de Lacan, tels que nos parents, nos professeurs, nos employeurs, nos psychothérapeutes…) ? Pour Sartre, se poser ces questions au sujet de l’orientation, de la valeur, des raisons de nos choix et de notre existence est bon signe : c’est la preuve que nous nous réalisons. Sartre revient à une définition plus socratique de la vie philosophique : la philosophie serait un outil permettant d’accéder à la vérité et à la connaissance de soi (gnothi seauton en Grec ancien). Que dire alors de la psychanalyse, si ce n’est qu’elle aussi est une méthode permettant d’accéder à une certaine vérité, celle que notre inconscient recèle ? 

Sartre souligne également l’importance du désir en tant que force motrice — et nous ne pouvons, ici encore, qu’accueillir le parallèle évident avec la psychanalyse freudienne, dans laquelle le désir occupe une place centrale. Pour Sartre, «la liberté, ce n’est pas de pouvoir ce que l’on veut, mais de vouloir ce que l’on peut.» Cependant, en psychanalyse comme ailleurs, le chemin menant à la connaissance de soi est long. Dans L’Être et le Néant, Sartre décrit cette quête sans fin avec la poésie qui le caractérise : «nous courons vers nous-mêmes et nous sommes, de ce fait, l’être qui ne peut pas se rejoindre. En un sens, la course est dépourvue de signification, puisque le terme n’est jamais donné, mais inventé et projeté à mesure que nous courons vers lui.» 

D’après Sartre, nous avons tous un «projet originel» qui nous définit. Telle une boussole invisible (mais pas inconsciente), elle oriente nos choix. Si nous voulons découvrir la nature de ce projet originel, ou du moins nous en approcher, nous devons fouiller notre histoire et notre préhistoire personnelles.

En ce qui concerne le projet originel de Sartre lui-même, c’était une évidence, «[son] unique but dans la vie était d’écrire». Il l’annonce dans son autobiographie Les Mots, qui peut être considérée comme un essai d’auto-analyse : «j’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres.» À l’âge de cinq ans déjà, ne manquant pas de confiance en soi et jouissant d’un environnement social privilégié, cultivé, il savait déjà qu’il deviendrait écrivain. Son projet originel serait donc pour lui d’écrire des livres, de lutter contre sa condition de bourgeois et de la vaincre en devenant un «philosophe socialement engagé,» actif tant dans la rue que dans son bureau.

Sartre insiste sur le fait que nous sommes tous aux prises avec un traumatisme originel qu’il nomme «fêlure originelle» et qui ne trouve pas toujours sa source dans l’enfance ni dans la sexualité, comme c’est souvent le cas pour d’autres écoles psychanalytiques. Cette fêlure originelle peut être une série d’événements nous ayant incités à faire certains choix et à les dépasser — et ont directement conduit à la détermination d’un projet originel. Pour Freud, un «traumatisme infantile» peut être la cause d’une névrose. Pour Sartre, le «traumatisme,» qui ne se produit pas forcément dans les premières années de vie, est un événement pouvant être dépassé par l’émergence d’un projet originel. Il s’agit donc davantage d’un dépassement que d’une réparation : nous serions donc davantage acteurs de nos vies que victimes.

Sartre s’est attaché à découvrir les projets originels de grands créateurs en écrivant leurs biographies : Baudelaire, Flaubert, Jean Genêt, Le Tintoret… Pour les dévoiler, il mit en œuvre une méthode qu’il nomma «progressive-régressive», permettant de prouver que les sujets peuvent se reconstruire en dépassant perpétuellement leur condition initiale. Cette méthode emphatique est «régressive» en ce sens qu’elle se tourne vers le passé du sujet afin de déterminer son projet originel, et «progressive» en ce qu’elle affirme que sa liberté est constamment en action, en progression.

Dans son essai «Le Séquestré de Venise,» Sartre annonce que Le Tintoret «peint comme il respire». Son art l’habite. À douze ans déjà, il est animé par «la rage de vaincre» : il ne sera pas teinturier comme son père (même s’il en fait son choix de pseudonyme), mais un grand maître de la peinture. Apprenti dans l’atelier du Titien, il se fait renvoyer: le maître craint d’être dépassé par l’élève. Après cet événement, il lutte, toujours en compétition avec les autres. Il exerce son art dans une perspective productiviste, faisant de son don un véritable capital. Il enchaîne les scandales en peinture et forme lui-même sa fille (et l’habillera en garçon) plutôt que de l’envoyer en apprentissage chez un concurrent. Tout pousse à croire que le Tintoret s’est acharné à dépasser sa condition d’exclu (d’un art et d’une classe sociale), et que ce dépassement a contribué à confirmer son talent.

Investiguer les «projets originaux» de grands créateurs en écrivant leurs biographies est une chose, mais comment pouvons-nous nous connecter à notre projet originel puis le réaliser lorsque nous rencontrons constamment les résistances manifestes de notre inconscient? D’après la théorie psychanalytique, le Moi conscient n’occupe pas toute la psyché. L’inconscient joue un rôle central, s’exprimant à travers nos rêves, nos actes manqués, nos lapsus ou nos résistances. De cette façon, l’inconscient nous déstabilise, nous rappelant constamment que nous ne savons pas tout sur nous-mêmes.

Freud déclarait que «l’ego n’est pas maître en sa maison». Mais pour Sartre, nier le pouvoir du moi conscient est inacceptable. Une existence libre ne saurait cohabiter avec un inconscient qui la gouverne, tapi dans l’ombre. Comment alors s’inspirer de la méthode psychanalytique tout en maintenant un engagement en faveur de la liberté humaine? Sartre a adopté sa propre solution radicale, en rejetant simplement l’inconscient: exit, le «continent noir» caché au plus profond de notre psyché. Nous oublions de faire ou de dire quelque chose d’important ? Ce n’est pas un acte manqué mais une action de notre mauvaise foi. Un lapsus embarrassant nous échappe ? Notre finesse d’esprit nous joue un tour. Nous répétons constamment les mêmes erreurs ? Pas grave, nous finirons bien par changer, et ce sera grandiose.

Le déterminisme posait en outre un problème à Sartre. En plaçant la liberté totale au-dessus de tout, il butait tout de même sur l’idée, très forte, que l’homme est également tout engagé dans sa classe sociale, les phénomènes et la réalité matérielle l’entourant. «C’est la définition que je donnerais aujourd’hui de la liberté : ce petit mouvement qui fait d’un être social totalement conditionné une personne qui ne restitue pas la totalité de ce qu’elle a reçu de son conditionnement ; qui fait de Genet un poète, par exemple, alors qu’il avait été rigoureusement conditionné pour être un voleur.» Nos choix ont certes été inspirés par notre environnement familial et social, mais nous pouvons les dépasser en nous appropriant notre propre destin — en «composant avec ce que les autres ont fait avec nous.» Pour Sartre, cela signifie que nous nous construisons à travers le regard de l’autre et de son influence (et là aussi nous pouvons noter un parallèle flagrant avec la psychanalyse) mais ce phénomène d’identification doit être considéré comme une opportunité, pas seulement comme une contrainte.

Une opportunité, parce que notre liberté et nos projets originaux persistent malgré tout. Ils ne s’arrêtent jamais: ils se renouvellent, trouvent toujours un moyen de s’exprimer, même dans les situations les plus inextricables. Même lorsque nos possibilités d’action semblent limitées, il existe toujours un moyen de choisir, d’inventer, de dépasser notre condition et donc… d’être libre.


Sartre, Jean-Paul. L’Être et le Néant., Paris, Gallimard, 1980.

Sartre, Jean-Paul. «L’itinéraire d’une pensée», Situations IX. Paris, Gallimard, 1972.

Sartre, Jean-Paul. Les Mots. Paris, Gallimard, 1964.

Sartre, Jean-Paul. «Le Séquestré de Venise», in Situations IV. Portraits. Paris, Gallimard, 1993.


UNION

UNION explores ideas of physical and emotional labour, collaboration, and value. The project consists of five parts – encompassing print, live performance, and online media.

The central materials of the work are the bodies of the artists, and coal. As a material, coal has been used – literally and figuratively – to both build and destroy systems of power and wealth, communities and bodies. Coal is bound with contradictions. As a carbon entity, it can be ignited to generate heat and electrical power – sustaining and enriching life – while simultaneously contributing to the irrevocable chaos of climate change. It is alchemical – transforming through heat into gold – it has been mined and used to line the pockets of industrialists and governments, while becoming an emblem of working class failure. Thriving towns and physical communities have been constructed around the industries which mined and processed coal, only to be left decimated by their collapse. Bodies, built and fed on mining, slowly asphyxiate on its wages of dust. Drawing on these ideas and concerns, and their own family histories as coal miners and industrial workers, Richard Hancock and Traci Kelly undertake a labour of images – a series of physical and emotional tasks mined from a poetic exploration of the body and a cellular reaction to all that burns.

Part II: Affective Labour is a durational live performance that begins with the bodies of Richard Hancock and Traci Kelly lying prone on the floor – one buried within 1000kg of coal. As a metronome keeps time, the audience is invited to shift the coal, piece by piece, from one body to the other. Their labour will be complicit in the emancipation of one body, at the cost of the other; a testament to all that has been rescued and all that has been sealed and lost.


MATHILDE RAMADIER writer & translator

Mathilde Ramadier is a French writer of non-fiction essays and graphic novels (among others Sartre, a graphic biography, ed. NBM, NY) living between Berlin and Southern France. She studied philosophy at the École Normale Supérieure in Paris and is currently finishing a master’s degree in Psychoanalysis at the University of Montpellier.

HANCOCK & KELLY artists

hancock and kelly is the collaborative project of artists Richard Hancock and Traci Kelly. Since 2001, they have collaborated on a series of works questioning and provoking the gaps between subjects. Through an internationally acclaimed, interdisciplinary body of work, they have continually asked questions of where the limits of the body may be drawn and separated. Issues of materiality, value, and embodied knowledge have been pivotal to the complex critical and aesthetic dialogues they undertake.

hancock & kelly have performed and exhibited at venues and events such as the Chicago Cultural Center, USA and the 6th Moscow Biennale of Contemporary Art, RUS), amongst others.

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