with photomontage from MOLECULAR GENEALOGIES
by JOSÈFA NTJAM
Read this essay in the original English in Issue 008: ETHER.
Cet article explique pourquoi nous nous sentons constamment obligés de consulter nos comptes de réseaux sociaux et dans quelle mesure nous nous sentons toujours seuls, même lorsque nous sommes perpétuellement connectés virtuellement avec les autres. L’autrice soutient que cette relation a quelque chose à voir avec le caractère éthéré et fantasmagorique des réseaux sociaux. Cela signifie que ces derniers, comme l’éther, fonctionnent comme une substance intoxicante qui peut nous faire passer de notre monde à un autre, l’éthéré. Tout comme l’éther, les réseaux sociaux fonctionnent également comme un anesthésique. Comme ils sont remplis de messages divertissants et enchanteurs, ils peuvent apaiser et adoucir la douleur ordinaire de l’existence humaine. Pourtant, se rendre sur les réseaux, c’est comme assister à une performance fantasmagorique, dans la mesure où nous y allons pour que nos sentiments soient stimulés par ce qui est exposé. En effet, les réseaux sociaux nous font ressentir plus de choses. Mais, simultanément, nous sommes distraits et déconnectés de nos propres sentiments. Ainsi, la solitude reste ancrée au cœur-même de notre être.
Les réseaux sociaux manipulent nos esprits. Ils modifient notre sens de la réalité et la façon dont nous l’éprouvons. Nous pouvons vivre une parfaite relation amoureuse, mais tant qu’on ne la publie pas sur les réseaux, elle ne peut être considérée comme « officielle » sur Facebook. (Oui, chéri, j’enlèverai mon statut « célibataire » ce soir.) Mais ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Je ne suis pas là pour vous dire : « Allez, posez votre téléphone s’il vous plait et éloignez-vous des réseaux sociaux. » Ce serait difficile, même pour moi, car la première chose que je fais au réveil est d’attraper mon téléphone pour consulter tous mes comptes. J’invite ici à comprendre comment les réseaux sociaux nous captivent ainsi et quelles en sont les conséquences. Nous devons trouver des moyens de nous libérer de leur sortilège et de leur entrave, et de prendre leur contrôle comme moyens de connaissance et de production (sociale, etc.). Pour ce faire, nous avons besoin d’un nouveau cadre : celui qui considère l’éthéréalité des médias sociaux.
Prendre conscience du caractère éthéré des réseaux sociaux, c’est comprendre pourquoi ils sont addictifs, affectifs et aliénants. J’utilise le terme éthéréalité en référence à la condition et la qualité d’être éthéré, volatil. Je l’emploie également pour accéder à une couche de réalité qui est enregistrée comme éthérée — une couche basée sur la production même de l’éthéré, tels les réseaux sociaux. C’est une forme de réalité qui est produite en transformant un petit-déjeuner ordinaire en un spectacle envoûtant, par exemple, afin que l’objet (et la personne qui le publie) puisse gagner en crédibilité sur les réseaux.
Yasuke
Le caractère éthéré des réseaux sociaux signifie qu’il existe une condition des réseaux sociaux qui, tel l’éther, fonctionne comme une substance intoxicante. Les réseaux fonctionnent comme un instrument qui nous mène de notre monde vers un autre, pour entrer dans l’éthéré, un espace enchanteur et divertissant. Comme les réseaux sociaux sont un espace éthéré, nous ne pouvons insérer notre corps physique dans ce monde. Nous y pénétrons par notre appareil affectif (notre capacité à ressentir). Lorsque nous faisons défiler une image de fraises tranchées et soigneusement alignées sur des couches alternées de crème au mascarpone, de biscuit moelleux aux amandes et de compote de fraises, puis une autre image d’eau bleu turquoise sur du sable blanc, sous le soleil des îles Turques-et-Caïques, et ainsi de suite, on peut oublier qu’on fait la queue à l’épicerie depuis un bon moment. (Est-ce que quelqu’un peut ouvrir une autre caisse s’il vous plaît ?) En ce sens, les réseaux sociaux, comme l’éther, fonctionnent également comme un anesthésique. En nous emmenant vers le monde enchanteur de l’éthéré, ils apaisent la souffrance d’être simplement en vie (ou de patienter dans une longue file d’attente).
Bien sûr, toutes les images publiées sur les réseaux sociaux ne peuvent nous embarquer dans le monde éthéré. Elles doivent passer par plusieurs processus de production pour être en capacité de nous intoxiquer et de nous anesthésier. Ceux-ci impliquent de prendre une photo sous un angle exceptionnel (en utilisant un drone s’il le faut), de la photoshoper et de la filtrer soigneusement pour rendre les couleurs plus vives, les formes plus définies et les histoires plus passionnantes encore (au moyen de légendes et de commentaires). Lorsque cette image est vue aux côtés de nombreuses autres dans une liste infinie, toutes peuvent nous intoxiquer ensemble. En effet, le défilement infini nous permet de ne jamais toucher le fond (d’une page) ou de ressentir ce sentiment affectif d’achèvement, ce qui conduit alors à un défilement sans fin. Ce scroll infini travaille à inonder nos sens et à nous anesthésier. Le paradoxe ici est qu’il nous anesthésie en nous faisant ressentir davantage (en inondant nos sens, il nous distrait de nos sentiments propres). Les publications sur les réseaux sociaux – les « stimuli environnementaux » contrôlés – visent indéniablement à susciter des émotions fortes de notre part, mais pas à les ressentir comme étant nos propres émotions.
Une métaphore appropriée pourrait être utile pour expliquer comment cela fonctionne : la fantasmagorie.
Crossing of Independences
La fantasmagorie vient des mots grecs phantasma (fantôme) et agoreuein (allégorie, ou, pour Walter Benjamin, « illumination profane »). En 1797, un physicien belge, Étienne-Gaspard Robert (nom de scène Robertson), utilisa ce terme pour décrire ses « performances fantomatiques ». Puis, au début du XIXe siècle, la fantasmagorie est devenue populaire pour nommer des performances visuelles qui impliquent une «lanterne magique» pour projeter principalement des figures fantomatiques sur le mur. Ce qui convient à la fantasmagorie pour expliquer le monde des réseaux sociaux, c’est la façon dont elle capture « une apparence de réalité qui trompe les sens par la manipulation technique ». Sur les réseaux, cette manipulation technique implique ces différentes étapes de production éthérée que j’ai mentionnées ci-dessus.
En comparant les réseaux sociaux à la fantasmagorie, je tiens à souligner ceci : les gens vont sur les réseaux pour la même raison que les gens du début du XIXe siècle se rendaient à des performances fantasmagoriques/fantomatiques. Ils/nous voulions être divertis et touchés émotionnellement par ce qui est montré. Nous voulions ressentir plus ou ressentir différemment de ce que nous ressentons actuellement. Cela explique pourquoi les publications sur les réseaux sociaux qui deviennent virales sont généralement celles qui ont la capacité de susciter de fortes réactions émotionnelles, et que le cœur, le like, ainsi que d’autres emojis constituent une part importante des réseaux sociaux.
Moumiémone
C’est là que réside le problème : lorsque nous sommes intoxiqués et anesthésiés par les réseaux sociaux, mais que nous sommes ensuite incités à ressentir davantage et que nous sommes simultanément distraits de nos émotions, nous pouvons nous retrouver mis à l’écart de nos propres sentiments. Lorsque nous sommes distraits, nous devenons moins conscients de ce qui se passe dans notre monde physique. Ce que nous ressentons peut également être hiérarchisé et filtré à travers ces publications sur les réseaux sociaux. Un exemple ici est la façon dont les femmes peuvent se sentir épuisées durant la pandémie. Pour atténuer ce sentiment, nous allons en ligne pour nous connecter avec les autres, partager nos sentiments ou nous adonner au binge watching. On se sent bien en faisant ça. Mais, même si nous nous sentons mieux à ce moment précis, cela n’efface pas le fait que ces sentiments ne sont que de simples distractions par rapport à l’épuisement que nous ressentons dans nos vies. Cela ne rend pas visible la structure néolibérale/capitaliste de l’hégémonie émotionnelle qui crée ce même burn-out pour commencer, qui régit ce qu’il faut ressentir, pourquoi nous ressentons ce que nous ressentons et comment ces sentiments sont genrés, racialisés et classés. Ainsi, alors que nous pensons nous sentir mieux, tout en ressentant toujours le burn-out, nous recherchons plus de divertissement, plus d’enchantement encore. Cela nous ramène au cycle de la dépendance, à la façon dont nous sommes rivés à l’espace éthéré des réseaux.
Le monde des réseaux sociaux est éthéré pour une raison : il nous garde sous son sortilège. Pour le dissiper, nous pouvons commencer à : 1) être conscients de la logique et des idéologies (par exemple, le néolibéralisme, le capitalisme, le racisme, le sexisme, l’hétérosexisme, le capacitisme, etc.) qui fonctionnent sur les réseaux sociaux et façonnent ce que nous postons, comment et quand nous le postons 2) entrer conscients dans le monde éthéré et éphémère des réseaux sociaux pour ne pas finir par être tenus à l’écart de nos sentiments et modes de production de connaissances ; 3) refuser d’être absorbé par la machine des réseaux sociaux ou d’être utilisé pour les bénéfices de la plate-forme ; et au lieu de cela 4) cultiver de nouvelles pratiques des réseaux sociaux qui se concentrent sur le bien-être du collectif et nous permettent de dégager et d’exprimer nos émotions plus profondes, même celles que nous n’avons jamais ressenties auparavant. Une fois que nous aurons vraiment pratiqué ces comportements critiques sur les réseaux sociaux, nous pourrons alors courageusement vivre à la lisière de ces derniers, plutôt qu’au sein de leur centre/espace dominant.
Buck-Morss, Susan. “Aesthetics and Anaesthetics: Walter Benjamin’s Artwork Essay Reconsidered.” October, vol. 62, 1992, pp. 3-41.
Chaturvedi, Ravindra, and RL Gogna. “Ether day: an intriguing history.” Medical Journal, Armed Forces India, vol. 67, no. 4, 2011, pp. 306-308.
Cohen, Margaret. “Walter Benjamin’s Phantasmagoria.” New German Critique, no. 48, 1989, pp. 87-107.
Saraswati, L. Ayu. Pain Generation: Social Media, Feminist Activism, and the Neoliberal Selfie. NYU Press, 2021.
Zandberg, Adrian. “‘Villages … Reek of Ether Vapours’: Ether Drinking in Silesia before 1939.” Medical History, vol. 54, no. 3, 2010, pp. 387-96.
Photomontage from MOLECULAR GENEALOGIES
Made of archival photographs and 3D scans of objects and vegetal elements, Ntjam’s photomontages conjure an opulent universe in which, collapsing the micro and the macro, documentations of riots and portraits of political dissidents merge with an array of abstract cellular shapes, mythological animals, equatorial plants, and computer-generated jellyfish. Moumiémone (2021), for instance—the title is a contraction between the name of Cameroonian writer and militant Marthe Ekemeyong Moumié and an anemone—shows an aquatic landscape in which digital renderings of snakes and close-up images of crystals are layered with photographs of Huey Percy Newton (1942–89), the co-founder of the Black Panthers, and Harriet Tubman (1822–1913), an American abolitionist who rescued seventy enslaved people using the Underground Railroad networks. In other works, Ntjam juxtaposes images of particles and screenshots of digital glitches with figures such as the American political activist Angela Davis (b. 1944), Félix-Roland Moumié (1925–60)—an anti-colonial leader assassinated in 1960 by the French secret services—and Yasuke, an African who visited Japan in the 16th century and became the first Black Samurai.
Composed of interlacing narratives, organisms, and substances, Ntjam’s photomontages dive into the microcosmic to capture the sparkling textures of personal and collective memories. Through cultural and biological worldbuilding, the artist fragments the chronological unfolding of history in an attempt to find, in its breaches, the gateways towards new modes of being and belonging.
– Camille Houzé, NiCOLETTi
L. AYU SARASWATI writer
L. Ayu Saraswati is an award-winning author and associate professor of Women’s Studies at the University of Hawai’i at Mānoa. To read more about her work on social media, check out her new book, Pain Generation: Social Media, Feminist Activism, and the Neoliberal Selfie.
MATHILDE RAMADIER translator
Mathilde Ramadier is a French writer of non-fiction essays and graphic novels (among others Sartre, a graphic biography, ed. NBM, NY) living between Berlin and Southern France. She studied philosophy at the École Normale Supérieure in Paris and is currently finishing a master’s degree in Psychoanalysis at the University of Montpellier.
JOSÈFA NTJAM artist
Josèfa Ntjam is an artist, performer, and writer whose practice combines sculpture, photomontage, film, and sound. Gleaning the raw material of her work from the internet and books on natural sciences, Ntjam uses assemblage—of images, words, sounds, and stories—as a method to deconstruct the grand narratives underlying hegemonic discourses on origin, identity, and race. Her work and performances have been shown in international exhibitions, including at the 15th Biennale de Lyon, France (2019); Palais de Tokyo and Centre Pompidou, Paris (2020); and NiCOLETTi, London (2021). Ntjam is a member of Paris-based art and research collective Black(s) to the Future. She currently lives and works in Saint-Étienne, France.
An excerpt from Josèfa’s film Myceaqua Vitae is also featured in Issue 008, alongside Franny Choi’s poem Blade Runner.
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