MAKE POLAND RUSSIA AGAIN : ÉMEUTES, « HOMOPHOBONETTES » ET LA FRUSTRATION DE L’ENTRE-DEUX

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by Mateusz Chmurski
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par DAGMAR SCHÜRRER


Read this essay in the original English in Issue 005: DAZE.


Qu’on les nomme le « Stonewall polonais » ou qu’on les comprenne comme une énième preuve de « l’obscurantisme » de cette partie de l’Europe, les violences policières contre la communauté LGBTQ+ en Pologne indignent plus d’un. Enthousiastes ou fatigué·e·s, mais le plus souvent désespéré·e·s, les activistes polonais se révoltent en effet contre l’homophobie croissante au cœur de cette Europe de l’entre-deux qu’on dit centrale. Ni vraiment occidentale, ni orientale à proprement parler, elle reste celle où, de Sarajevo à Danzig/Gdańsk, les deux Guerres mondiales ont commencé (comme le remarqua le juriste et politiste juif-hongrois, István Bibó). Serait-il possible de proposer une lecture des événements récents en Pologne (et dans la région) les replaçant dans l’histoire de cet espace connu comme zone de contact mais aussi « zone de bris » entre empires, cultures et religions ?

“EN POLOGNE, C’EST-À-DIRE NULLE PART” (ALFRED JARRY, UBU ROI, 1896)

Les pneus coupés, le rétroviseur arraché, la voiture tâchée de peinture – l’état de la camionnette d’une fondation pro-life (désignée parfois par le terme homofobowóz, « homophobonette ») après l’attaque de Margot Szutowicz, une activiste non-binaire, a dû éveiller la stupeur de son chauffeur. Stupéfaite était à son tour, et pendant longtemps, la communauté LGBTQ+ face à ces fourgonnettes de propagande répandant les messages du type : « le lobby LGBTQ+ veut que les enfants de 5 ans apprennent à se masturber ; ceux de 6 ans comment exprimer le consentement sexuel ; et ceux de 9 ans – comment vivre leur première expérience sexuelle ainsi que l’orgasme. Arrêtons la pédophilie ! » Entre Jésus et Copernic, stupéfaits étaient enfin les spectateurs, près de l’entrée principale de l’Université de Varsovie, à force de voir tour-à-tour le premier se faire décorer d’un drapeau arc-en-ciel, puis un groupe d’activistes bloquer la voiture de police détenant Margot Szutowicz, et last but not least l’intervention aussi brutale que chaotique de la police qui s’est terminée par l’arrestation de 48 personnes attrapé·e·s au hasard dans la rue : activistes mais aussi passant·e·s jetés par terre pour être menotté·e·s sans explication du pourquoi du comment, transporté·e·s d’un commissariat à l’autre plusieurs heures d’affilée et forcé·e·s à dormir sans couverture ou nourriture. Stupéfiantes en effet, ces scènes de la jeune démocratie polonaise que je décris sous un drapeau arc-en-ciel ramené de Pologne à Paris dans un texte qui n’était pas censé être plongé dans l’actualité politique et socioculturelle. Stupéfait à mon tour.

Ces scènes se passent en effet face à mon alma mater grâce à laquelle j’ai pu recevoir une éducation de qualité, gratuite et interdisciplinaire, celle qui m’a conduit jusqu’à un doctorat en cotutelle avec la Sorbonne. Ces menotté·e·s sont à la fois les enfants de ma communauté et de mon pays d’origine, dont le président, choix de mes parents, a déclaré pendant la campagne que « la génération de [ses] parents ne combattait pas pour éliminer l’idéologie communiste des écoles pendant quarante ans (…) pour qu’apparaisse une nouvelle idéologie encore plus nocive pour les gens. » Au président, Andrzej Duda, de rajouter : « les LGBT ne sont pas des gens, c’est de l’idéologie. »

Et à mon tour de réagir : this is not America. Ni Stonewall non plus. Mais c’est peut-être l’occasion pour esquisser la situation polonaise dans cette crise socioéconomique, politique et culturelle que le monde traverse au temps de la pandémie lorsque les mises en jeu sont peut-être plus élevées que jamais. Après tout, environ dix-sept mille ogives nucléaires existent encore sur cette planète qui ne cesse de chauffer. Nous avons beau être de plus en plus habitué·e·s à voir la brutalité filmée par les smartphones autour de la planète avec la précision de plus en plus de pixels, les émotions montent aussi, par moments, tels des paroxysmes entre lesquels le marasme s’installe bien (trop) souvent.

En réagissant à la situation en Pologne, et en particulier à la montée de l’homophobie d’État, le professeur Kevin Moss résuma la situation en posant cette question éloquente : Make Poland Russia again? Juxtaposant l’Est et l’Ouest, le néolibéralisme et le communisme, la phrase dénote les aspects cruciaux de la scène (centre-)européenne telle une variante de la burlesque prophétique sur le pouvoir et la cupidité qu’Alfred Jarry situa (par hasard) en Pologne (et que le compositeur polonais Krzysztof Penderecki adapta en opéra peu après la fin du communisme). Une variante particulière en revanche pour la simple et bonne raison que ce qui se joue dans les rues de Varsovie et d’autres villes polonaises ne s’explique que dans le cadre d’un savoir particulier que certain·e·s tentent d’oublier ou de nier. Celui de ce qu’était le 20e siècle.

CECI N’EST PAS STONEWALL (OU LE RETOUR DU REFOULÉ)

Comment comprendre qu’aujourd’hui les choix intimes deviennent tellement importants pour les débats sur l’avenir d’une nation (mais aussi, comment est-il possible qu’ils peuvent être ignorés dans les cas d’un Berlusconi ou Trump) ? C’est une des questions qui se posent au vu des guerres culturelles de ces dernières années (non seulement) en Pologne, au cours desquelles de nouvelles forces politiques ont pu émerger. Pendant que, de Wrocław à Varsovie et Poznań, les mouvements des femmes et de la communauté LGBTQ+ interviennent en effet avec de plus en plus d’intensité dans le champ politique en défense des droits individuels, le pouvoir exercé traditionnellement sur les corps par l’État et l’Église catholique organise son retour de force, et avec succès. De même, pendant que l’économie polonaise arrive à la 22e place parmi les économies mondiales (si on se fie aux indicateurs macroéconomiques tels que le PIB), le pays reste sceptique quant aux conséquences socioculturelles qui résultent de la modernisation socioéconomique. Et pendant que des millions de ses ressortissants, tel l’auteur de ces mots, émigrent vers d’autres pays de l’UE, le pays refuse d’accueillir les refugié·e·s durant la crise de ces dernières années. Inutile de multiplier ces paradoxes, il est clair que la Pologne tente avec difficulté de définir son identité moderne tout en résumant par ses dilemmes d’importants traits des débats européens au sens large.

Les fractures se multiplient en effet au pays connu désormais pour les zones « libres de l’idéologie LGBTQ+.» Ces dernières ont été votées dans plus d’une centaine d’organes d’administration municipale et régionale, principalement dans la partie orientale du pays. Les tentatives d’interdire l’IVG se multiplient également alors que le débat sur « l’idéologie gender » revient souvent au parlement (entre la deuxième vague de la pandémie et la récession, officielle depuis le 14 août 2020), aboutissant aux déclarations du type « la Pologne est tellement plus belle sans les LGBT » (de l’eurodéputé Joachim Brudziński). Et les « homophobonettes ? »

Financées par une fondation anti-avortement, elles circulent dans nombre de grandes villes polonaises depuis début 2019. Difficile de les arrêter quand l’article 256 du Code pénal polonais sanctionne certes « la haine sur la base de différences nationales, ethniques, raciales, religieuses ou en raison de non-confessionnalisme » mais ignore l’homophobie ou l’orientation sexuelle. Depuis que la Pologne est tombée à la dernière place du palmarès de l’ILGA de 2020 en tant que le pays le plus homophobe de l’UE, les protestations se sont intensifiées. Avec l’énergie du désespoir dont témoigne l’attaque de Margot Szutowicz. Malgré ces apparences de révolte, similaire à celle initiée par les émeutes autour de Stonewall, ce bar newyorkais connu depuis dans le monde entier, malgré le #PolishStonewall décrété par les médias américains (de NBC à Time et Vice), je réitère cependant : ceci n’est pas Stonewall. Mais cette identification erronée (espérée, désespérée…) résume en revanche tout l’enjeu de la situation.

Les évènements varsoviens du mois d’août 2020 ne sont pas une réincarnation tardive de ce qui s’est passé fin juin 1969 à New York, non seulement en raison de la distance spatiotemporelle, mais aussi parce qu’il s’agit d’une répétition da capo al fine d’une pièce sur instrumentalisation de la peur bien plus ancienne et bien plus importante par son échelle et ses conséquences. En mars 1968 en effet, diverses fractions du parti communiste, en conflit, se sont servies des protestations estudiantines à l’Université de Varsovie pour inciter et manipuler des émeutes antisémites. Démontrer ainsi qui dispose du pouvoir et qui peut prendre le contrôle (de la direction du Parti, et donc du pays) conduisit à l’expulsion – avec des passeports déclarant que « le titulaire n’est pas un citoyen de la République populaire de Pologne » – de plus de quinze mille Polonais d’origine juive : intellectuels, artistes, scientifiques, les rares survivants de la Shoah. Il est plus que probable que les événements actuels à Varsovie soient, une fois de plus, orchestrés pour jouer un rôle dans un conflit interne dans la coalition au pouvoir entre les partisans du Premier ministre Mateusz Morawiecki et du ministre de la Justice Zbigniew Ziobro, qui espèrent tous les deux gagner une position dominante après le départ à la retraite du chef du parti au pouvoir, Jarosław Kaczyński. En 1968 comme en 2020 cependant, outre l’instrumentalisation de la peur, il y a également l’hostilité, voire la haine, qui peut (pouvait, pourra) ainsi être instrumentalisée. Il y a aussi la mémoire (subconsciente) d’événements antérieurs du même genre qui révèle des problèmes mémoriels non résolus d’une société : du débat sur la participation polonaise à la Shoah et, plus généralement, l’héritage des Juifs polonais, absents mais toujours présents dans le pays. Est-ce le retour du refoulé ?

Comme l’a démontré Adam Ostolski pendant le premier passage de Droit et Justice (PiS) au pouvoir (2005-2007), le discours homophobe en Pologne s’appuie en effet sur les schémas discursifs de l’antisémitisme d’avant la Seconde Guerre mondiale. Tout comme dans les années 1930 faute de protection juridique de la minorité juive les journaux et magazines s’adonnaient parfois à cœur joie à la propagande antisémite, certains organes de la presse contemporaine peuvent en faire de même avec l’homophobie faute de paragraphe analogue protégeant la communauté LGBTQ+. Il y a ressemblance structurelle et il y a continuité historique entre les deux et les deux constituent ensemble la couche la plus profonde de la radiographie mémorielle polonaise. Stratifiée tel un palimpseste dont certaines couches douloureuses pèsent et pèseront encore, elle s’étend (et s’effiloche) tel un rhizome dans le monde globalisé (entre particularités régionales et liens transculturels, répétitions et innovations) qui s’entrecroisent (et s’entrecoupent) sans cesse dans cette Europe qu’on dit centrale.

LOST IN TRANSLATION OU LA FRUSTRATION DE L’ENTRE-DEUX. . .

Était-ce un « Stonewall polonais, » encore un sur la planète, les événements varsoviens seraient source de l’espoir (d’un changement dont les modalités restent plus ou moins connues) mais aussi, fait significatif, de la frustration (du retard de leur arrivée). Ce double nœud est bien souvent oublié dans les débats sur les différentes régions, groupes et minorités en quête d’émancipation. Or, ignorer la particularité de ce qui est en train de se passer à Varsovie (et dans nombre de villes polonaises ou encore ailleurs sur la planète lorsque des luttes similaires apparaissent) soulève un double paradoxe de la modernité socioculturelle : un « Stonewall » polonais confirmerait non seulement l’importance internationale du modèle made in USA, mais aussi le rôle des États-Unis en tant que « superpuissance » dominante, voire « hyperpuissance » de l’ordre mondial. Autrement dit, on aboutirait au paradoxe (du souhait) d’une libération au niveau des lois et mœurs qui signifie à la fois (l’accroissement d’) une dépendance à la puissance standardisatrice de la plus importante des économies mondiales. Puissance qui peut tout autant inspirer ou démanteler le changement dans d’autres contextes à travers le monde.

Nombre de conflits sur la planète, au cours desquels la minorité opprimée réagit (non seulement) par des moyens (non)violents, sont souvent perçus comme une variante du modèle émancipatoire made in the USA. Celui-ci reste certes le mieux connu dans le monde depuis le mouvement des droits civiques des années 1960, suivi par l’émancipation progressive des Américaines, des LGBTQ+ ou des Américain·e·s handicapé·e·s, mais il est également celui dont on connaît de mieux en mieux les failles et insuffisances. Nonobstant, la position politique, économique et culturelle des États-Unis sur la planète garantit la diffusion la plus large possible de ce modèle qui s’explique aussi par les progrès des disciplines d’études culturelles (raciales, postcoloniales, de genre …) développées pour le comprendre, approfondissant aussi notre lecture des rapports entre individu et société. Or, ces facteurs amènent le risque de standardiser la perception de tout mouvement sur la planète qui semble similaire à ceux qui ont traversé le contexte états-unien. Les voies de libération des minorités étant le mieux connues dans (et à travers) la production scientifique et culturelle aux États-Unis, elles peuvent influencer, sinon dominer, autant la perception d’autres combats socioculturels autant, qui plus est, la manière dont les participant·e·s de ces événements sont (et désirent être) perçu·e·s.

Pendant que les opprimé·e·s peuvent trouver inspiration dans la documentation des luttes états-uniennes accessibles sur Internet, les groupes dominants s’inspirent et s’interconnectent de la même manière. Rien d’étonnant qu’au niveau conceptuel différentes variantes du slogan Make … great again (dans le cas polonais s’articulant autour du « changement pour le mieux » prôné par le PiS et de l’image du pays qui « se lève enfin des genoux ») se ressemblent à ce point au niveau de la structure du récit, des discours produits, des politiques et de l’utilisations des fonds publics. En Pologne, cette matrice s’incarne en particulier dans la promesse d’une modernisation censée effacer (la frustration de) toute ombre de l’économie communiste planifiée (et de son héritage) tout en refusant simultanément les conséquences du développement industriel aujourd’hui connues (et ressenties) presque tous les jours de l’année. Ici, la Pologne de Kaczyński et le Brésil de Bolsonaro se ressemblent, toutes proportions gardées : de la pollution de l’air à la poursuite d’une forte utilisation du charbon ou la pression exercée sur les réserves naturelles, des rivières non réglementées à la dernière forêt sauvage européenne.

Et tout comme le Brésil, la Pologne, vue dans une perspective mondiale, est généralement classée comme un pays semi-périphérique au seuil des pays développés (selon la théorie du système mondial d’Immanuel Wallerstein). Pour beaucoup de Polonais, ce statut de « seuil » est exactement la source de tous les maux : tenter de dépasser (ou d’oublier) cette position intermédiaire réunit en effet les désirs des deux côtés des émeutes varsoviennes, les deux se projetant dans une situation « à l’américaine » perçue comme idéale soit dans l’établissement d’un pouvoir fort, conservateur et great again, soit dans l’obtention définitive de l’égalité de droits et protections des citoyens indépendamment de leur orientation sexuelle. En une image ou deux, les militants LGBTQ+ se perçoivent eux-mêmes en train de vivre un soulèvement de type Stonewall, rêvant de Queer as Folk ou de L World, sans parler de Castro, le quartier gay mythique de San Francisco, tandis que de l’autre côté du ring leurs adversaires se croient dans Texas Ranger, au monde des sheriffs ou fantasment sur l’expression suprématiste blanche enfin libérée du « museau » que lui impose l’UE. Ces mythes états-uniens ont une force symbolique désarmante parfois en Pologne, il suffit de rappeler que le président nouvellement élu de la Pologne s’est rendu à la Maison-Blanche pour signer quelques documents (peu) importants à peine quelques jours avant les élections. Aux yeux (non seulement) de nombreux Polonais, les États-Unis restent à la fois une superpuissance et un modèle idéalisé, méconnu mais influent par ses représentations culturelles. Un fantasme.

Ainsi, les conflits et paradoxes propres au contexte américain influencent la perception des conflits et des paradoxes propres à la Pologne dont les expressions s’étendent des mouvements émancipateurs à la politique populiste, aux guerres sur Twitter et même aux comparaisons de la mode du couple présidentiel polonais aux Underwood de House of Cards de Netflix. Et ce regard obstiné, sinon béant, sur les États-Unis amène toutefois des conséquences réelles, les exemples en abondent ces derniers temps, des discussions sur la présence accrue des troupes américaines en Pologne (Fort Trump contre la Russie) à celles sur l’exploitation du gaz de schiste ou le charbon, les deux en ligne avec Trump contre l’UE et les conclusions de la COP21. Quid alors de l’Europe (centrale) dans ces clivages ?

. . . DANS LA “RÉGION DES DIFFERENCES” (EN MANQUE DE RECONNAISSANCE)

Depuis la fin du communisme, la liberté acquise par les pays d’Europe centrale leur a permis de s’engager à la fois dans l’intégration avec les structures de l’OTAN et de l’UE (dont les imperfections sont de plus en plus évidentes de nos jours) ainsi que dans des processus de modernisation néolibérale propres au capitalisme tardif (quoique there is / was no alternative de Margaret Thatcher, une des idoles de mon père et de nombre de ses pairs en Pologne par ailleurs, reste sujet à débat, en particulier dans le contexte centre-européen). Simultanément, le développement de la société civile rendu possible par la chute du mur a amené à la prise de conscience publique des problèmes des minorités et des communautés marginalisées, en particulier des voix auparavant réduites plus ou moins au silence sous le régime communiste (comme la communauté LGBTQ+). Or, de nos jours, il est de plus en plus clair que malgré les changements macroéconomiques, l’évolution socioculturelle ne se soumet pas facilement à des modèles simplistes. Il y a des passés qui ne passent pas, en particulier dans une région que Timothy Snyder appelle les « terres de sang » du 20e siècle.

Multiethnique, pluriconfessionnelle et multiculturelle à travers des siècles, l’Europe centrale est considérée en effet comme la « région des différences » (Region der Differenzen) selon la formule heureuse du père fondateur de l’école autrichienne d’études d’Europe centrale, Moritz Csáky, dont la biographie étendue entre la Hongrie, la Slovaquie et l’Autriche reflète les particularités de cette partie de l’Europe. Celle qui est devenue aussi la « zone de bris entre les empires » (Shatterzone of Empires), pour reprendre les termes des historiens Omer Bartov et Eric D. Weitz : marquée par les traumatismes du 20e siècle, mais aussi tentée par les mythes nationaux (et nationalismes) nés au 19e siècle et perturbée par sa permanente soif de reconnaissance auprès de l’Occident mythique (ou plus précisément : du noyau du système-monde).

Identités nationales fondées, préservées et développées par la culture en opposition à l’appareil de l’État-nation (allemand, hongrois, russe, etc.) tentant de fabriquer la nation au sens moderne du terme : ce nœud (difficile à comprendre suite aux différences dans le développement du récit national français par exemple) s’avère pourtant d’une importance fondamentale et doit être pris en compte dans chaque analyse des événements sociopolitiques et culturels dans la région. Les nations (et récits nationaux) modernes lituaniens, polonais, slovaques ou ukrainiens ne sont pas le fruit d’un effort colossal (et sans pitié parfois) du pouvoir uniformisateur de l’administration d’un État (dont la France reste le cas modèle) au 19e siècle, mais le résultat d’une culture qui s’y oppose : l’État en Europe centrale du 19e siècle reste synonyme d’un empire étranger, plus ou moins hostile (qu’il s’agisse de l’Autriche-Hongrie, du Second Reich allemand ou de la Russie tsariste). Au 20e siècle, l’expansion nazie et communiste renforcent cette équation pendant que les discours nationaux produits auparavant, réutilisés et réadaptés, servent de bouclier contre la terreur et l’endoctrinement. Ce nationalisme culturel en somme, comme l’a suggéré John Connelly, rendit inefficaces les tentatives de domination de la région de la part des empires (et idéologies).

Or, il est ancré dans la peur. Celle, existentielle, de disparaître soudainement de la carte du monde qui commence en Europe centrale pile quand les États modernes se développent de plein fouet à l’ère moderne. Prenons l’exemple de la Pologne : le pays ne possède pas de forme pleinement souveraine de 1795 à 1918 ; peu après s’ensuivent l’extermination de masse par le régime nazi (et, dans une moindre mesure, stalinien) et les déplacements forcés de plusieurs millions de personnes dans les années 1940. Ainsi, la structure de la société polonaise perd son importante diversité culturelles, ethnique et religieuse pour aboutir à une uniformisation socio-économique et culturelle en l’espace d’à peine une décennie, lorsque le régime communiste impose des changements radicaux. Dans son brillant essai de 2013 (traduction française en cours), Andrzej Leder l’interprète en termes de « révolution des somnambules » pour évoquer la manière dont des changements (urbanisation, industrialisation, développement d’une classe moyenne, émancipation politique des femmes, etc.) qui se sont produits plus lentement ailleurs arrivent en Pologne dans une période dramatiquement courte et sous influence étrangère. Ce double fond produit une angoisse nourrissant les couches les plus profondes de la psyché polonaise, nourrie surtout de la position unique d’avoir été à la fois témoins, victimes et collaborateurs de la Shoah. La recherche essaie toujours de saisir, si seulement c’est possible – les conséquences d’un tel traumatisme pour ceux qui (re)construisent des vies sur les ruines d’un monde (bourgeois, juif…) qui ne leur appartenait que partiellement en premier lieu, tout en (re)découvrant simultanément la multiculturalité dans sa forme globalisée (depuis 1989).

L’angoisse s’empare donc en arrière-fond de la scène. Et les frustrations aisément manipulables par les hommes politiques en restent la preuve.

« ÊTRE DÉMOCRATE, C’EST NE PAS AVOIR PEUR » : PROGRÈS OU CHANGEMENT ?

Mais l’angoisse existentielle polonaise (et régionale) de disparaître ou d’être dissous dans la multitude se nourrit aujourd’hui à la fois du passé traumatique de la région et des logiques néolibérales d’uniformisation (Ubérisation, McDonaldisation…) des sociétés. Elle constitue le fond le plus profond de l’attachement régional à la culture et à ses valeurs (jusqu’au paroxysmes contemporains du traditionalisme en Pologne ou en Hongrie). Elle se revêt d’hostilité, sinon de xénophobie, face aux processus de mondialisation arrivés de manière tardive et compulsive dans la région ces trois dernières décennies. Elle est aussi, last but not least, l’une des principales sources de réticence contre les libertés individuelles et l’acceptation de la différence corporelle (genrée, sexuelle, raciale, etc.). En somme, c’est l’attachement au lien social fondé sur le groupe (et sa culture) qui rend conflictuel le passage vers une société fondée sur l’individu, promue par le monde néolibéral.

Depuis que « la liberté a été enfin acquise mais la démocratie reste à construire » dans la région selon le fameux dicton de l’historien et homme politique, Bronisław Geremek (1932-2008), le refus des tentatives d’imposer des modèles « étrangers » en Pologne s’explique en effet par des mécanismes d’auto-colonisation, comme l’explique dans son essai inspirant de 2011 Jan Sowa. Les exigences quant aux droits de l’homme et des minorités résultant de l’acquis communautaire européen sont de plus en plus souvent marginalisées, voire rejetées au nom de la tradition et la religion catholique que le monde occidental (« néo-bolchevique » aux dires de certain·e·s politicien·ne·s) aurait oubliés. Face à la fragmentation individuelle des sociétés liquides propre au capitalisme tardif, il s’agit donc de revendiquer le traditionalisme socioculturel. Et sa perception en termes d’arriéré est bel et bien voulue.

La psychologie de ce type de réaction s’avère aussi la contrepartie symbolique du sentiment d’exploitation économique néolibérale en périphérie européenne. Dans cette matrice discursive répandue par les populistes au pouvoir, la Pologne « se relève de ses genoux » d’une manière similaire à celle dont les États-Unis sont censés redorer leur blason grâce à Trump. Dans les deux cas – quoique dans une mesure différente – l’homophobie, la lesbophobie et la transphobie sont instrumentalisées pour éveiller ce que les études de genre appellent « hétéronationalisme : » les attitudes (et la haine) anti-LGBTQ+, tout comme la misogynie (et le refus de poursuivre la lutte pour l’égalité des sexes) sont ici les deux versants du même processus censé pallier à l’affaiblissement des rôles masculins traditionnels dans la modernité liquide désindustrialisée. Quand les écarts salariaux explosent, en particulier en Europe centrale après la sortie du communisme, la recherche d’une issue aux frustrations aboutit aux disparités impressionnantes au niveau des convictions et visions du monde. Un sondage récent parmi nombreux autres exposant le caractère genré des différences d’opinion : à titre d’exemple « l’idéologie gender et le mouvement LGBT » sont perçus comme « menace » la plus importante par 31 % des jeunes Polonais entre 19 et 39 ans, suivie de la crise climatique (28 %) et, fait significatif du point de vue des rôles traditionnels, crise démographique (26 %). Et pour les Polonaises du même âge ? Le réchauffement climatique l’emporte avec 38 %, suivi des préoccupations quant au système de santé (27 %) ou l’éventualité du Polexit à égalité avec la montée des nationalismes (25 %)…

Il faut préciser toutefois que l’hétéronationalisme est aussi une réponse au fémo- / homonationalisme, « un discours politique obscurcissant l’importance du colonialisme et des inégalités mondiales, tout en se concentrant sur l’homophobie présente prétendument uniquement aux pays non occidentaux, » comme le précise Peter Druker. Ici encore, la Pologne est un exemple intéressant : les pressions extérieures au nom d’un modèle de modernisation unifié et mondialisé propre au capitalisme tardif conduisent à l’auto-colonisation déjà mentionnée se manifestant par la frustration, le refus et l’hostilité facilement manipulables par les politiciens qui prennent des proportions importantes. Et ceci d’autant plus dans une région dont la relation interdépendante avec l’Occident peut être vue comme une variante du modèle orientaliste forgé par Edward Saïd (selon l’étude inspirante de Larry Wolff) : depuis les Lumières, Varsovie ou Budapest vues depuis Paris ou Londres restent délibérément synonymes d’« une idée du retard de l’Europe de l’Est affirmant plus facilement l’importance de l’Europe occidentale. » Aujourd’hui, observer la Pologne (et l’Europe centrale) s’avère en revanche être une invitation, sinon une injonction, à repenser globalement la justice mondiale, sociale et économique. Et rien de tel que la pandémie pour révéler la fragilité et la cruauté des interdépendances économiques mondialisées et différentes formes d’injustice.


Aujourd’hui donc, et pendant les années à venir, la conclusion de Lennard Davis, prononcée il y a quelques années du point de vue des études sur le handicap, semble plus pertinente que jamais :

la différence, c’est ce que nous avons tou·t·e·s en commun. L’identité, c’est ce qui n’est point figé mais malléable. Et la technologie n’est point indépendante mais partie intégrante de nos corps. La dépendance, et non l’indépendance, est la règle.

Comme l’a formulé István Bibó un jour : « être démocrate, ce n’est pas avoir peur. »
Depuis les marges, on voit parfois mieux.

~ Mateusz Chmurski
Paris, le 28 septembre 2020*


*J’aimerais remercier chaleureusement Agnès Chetaille, Anna Safuta et Remigiusz Spychalski pour nombre de discussions qui se reflètent dans les formulations de cet essai.

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Associated Press. “Polish Stonewall? Protesters decry government’s anti-LGBTQ attitudes.” NBC News, 10 Aug. 2020, https://www.nbcnews.com/feature/nbc-out/polish-stonewall-protesters-decry-government-s-anti-lgbtq-attitudes-n1236273.

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Bault, Olivier. “What happened to Polish shale gas?” Visegrád Post, 29 Mar. 2018,
https://visegradpost.com/en/2018/03/29/what-happened-to-polish-shale-gas/.

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VIRTUALIZED

Dagmar Schürrer’s two-part video work VIRTUALIZED captivates through its materiality without being material. It seduces through its haptic without being tangible. She disturbs with organic forms and sounds that are largely artificial. The artist’s focus is on the virtual, which, in agreement with the philosopher Pierre Levy, she understands not as an illusion or fake, but as an additional level to the real and the current: a state of the possible, detached from material presence and geographical location – like dreams or memories a vague structure before actualization in the real, constantly in flux and multiply distributed, floating in transition and subject to its own laws. Here, the oscillation between concrete figurative and abstract content opens up a broad field of chains of associations that refer to the familiar and at the same time imply something new. (Maja Stark)


MATEUSZ CHMURSKI writer & translator

Mateusz Chmurski is Assistant Professor at the Faculté des Lettres, Sorbonne Université, Paris, France.

DAGMAR SCHÜRRER artist

Dagmar Schürrer is a media artist based in Berlin, Germany. The digital image, found and generated, is her material to form a visual language beyond analogue perception, reflecting on the possibility of creating new worlds and stories in digital space by following a subjective system of ordering.

VIRTUALIZED (2020): Video with sound, 10:55min. Germany/Austria.

Dagmar’s work is also featured in Issue 005 alongside Xin Wang’s essay Anthropocene Crossing.

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