Nous tombons tous

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by Gohar Homayounpour
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Read this essay in the original English in Issue 006:SEIZE.


Mes associations me mènent de la crise à l’épilepsie, du vertige à la chute.

Faisons la ronde des roses1,
Une poche pleine de bouquets,
Atchoum ! Atchoum !
Nous tombons tous.

D’après Fitzgerald, cette comptine est apparue durant la peste noire, une épidémie de peste pneumonique qui a touché Londres dans les années 1665 et 1666. Comme il nous le dit :

Dans Ring-a-Ring-a-Roses, il est question de la grande peste ; la fantaisie apparente étant un bouclier contre l’une des terreurs les plus ancestrales de Londres. Le fatalisme de la rime est brutal : les roses sont un euphémisme pour des éruptions cutanées mortelles, les bouquets une supposée mesure préventive, les atchoums se rapportent aux symptômes d’éternuement, et le fait que tout le monde soit impliqué dans la chute, eh bien, la mort.

Il existe de nombreux désaccords quant à la validité de telles assertions, y compris une théorie selon laquelle la comptine susmentionnée remonterait en fait à la grande peste de 1347, première incidence de la peste bubonique sur les îles britanniques.

Établir les faits historiques est insignifiant à l’égard de nos objectifs actuels : ce qui compte pour un psychanalyste, c’est que des générations ont cru que cette comptine se référait à une situation pas si différente de celle que le monde connaît depuis le début de la pandémie de Covid-19.

Le vertige, sensation de dislocation, est proche de l’angoisse de la chute, précisément parce qu’il nous place au bord de la liberté. Mais, pour l’instant, nous tombons tous et devons tolérer nos corps ayant chuté ; plus nous étions légers, plus la chute fut brutale. Par nature, nous voulons être aux prises avec la gravité, l’anxiété et la liberté, ce qui mène à des crises et des fantasmes déchus.

Alors pourrions-nous dire que la crise devient une défense contre la chute ? Pouvons-nous y voir une tentative de ne pas se soumettre à la gravité, ou de ne rien laisser au hasard après tout, comme le fit l’homme aux oiseaux ?

(Dans son livre, L’Amour des commencements, Jean-Bertrand Pontalis écrit :

J’ai vu un homme s’élancer en souriant du dernier étage de la tour Eiffel… Il portait de grandes ailes. Il avait convoqué journalistes et cameramen. Sa chute fut rectiligne… Il s’est écrasé aux pieds de fonctionnaires en costumes sombres. Je ne connais pas son nom. On l’appelait l’homme aux oiseaux. Il n’avait laissé aucune chance au hasard quant aux préparatifs de son exploit.)

Bien que toutes les crises d’épilepsie soient marquées par des effets spectaculaires, voire étranges, l’une des premières constellations psychiques mises en avant par l’épilepsie est le voyeurisme-exhibitionnisme, dans lequel le sujet, qui ne se voit pas dans la crise, se montre ainsi aux autres. Il est intéressant de noter que l’un des signes d’amélioration de l’épilepsie survient lorsque le sujet est capable d’élaborer un lien entre ses crises et les circonstances de sa vie. En d’autres termes, quand il devient le voyeur de sa propre vie plus que la personne mettant seulement le spectacle en scène.

En bref, on pourrait dire que les crises commencent à disparaître quand le sujet réclame ses fantasmes déchus, quand il/elle commence à se re-mémorer de ce qu’il/elle savait depuis le début, quand il/elle trouve le courage de faire face à ses fantasmes infantiles inconscients avec « la grâce d’une femme et non le chagrin d’un enfant. »

Nous remplissons nos poches de bouquets, mais les cendres sont là aussi, si proches, si immédiates, si palpables tandis que les roses sont aussi inévitables que les bubons et nous ne pouvons respirer, dans aucun sens du terme : métaphorique, littéral, politique. Nous combattons cette dislocation depuis si longtemps, et maintenant avec la Covid-29, la plupart de nos défenses psychiques qui fonctionnent bien sont violemment retirées, et nous devons finalement tomber dans les abysses de l’angoisse.

Nous reviendrons peut-être transformés de cette chute, mais nous ne le savons pas encore. Et c’est bien parce que nous l’ignorons que nous devons laisser la gravité nous emporter : pour le moment, nous devons prendre ce risque. Ce n’est qu’après la chute que nous serons capables d’élaborer s’il s’agissait d’un corps qui chute ou de la mort. Ou était-ce une chute au bord de la subjectivité, au bord de la liberté ? C’est précisément cela qu’est l’angoisse, d’après Kierkegaard et Lacan, un lieu où le fantasme est stimulé. Dans un lieu différent, nous trouvons la chute du fantasme qui, après tout, fait partie intégrante des crises hystériques et de l’épilepsie… Ring-a-ring-a-roses et nous tombons tous.

Peut-être pouvons-nous saisir ce moment de vertige, pour tenter d’éviter une crise.

Kierkegaard nous dit :

On peut comparer l’angoisse au vertige. Quand l’œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige, ce qui vient autant de l’œil que de l’abîme, car on aurait pu ne pas regarder. De même l’angoisse est le vertige de la liberté, qui naît parce que l’esprit veut poser la synthèse et que la liberté, plongeant alors dans son propre possible, saisit à cet instant la finitude et s’y accroche. Dans ce vertige la liberté s’affaisse.

Ma patiente épileptique m’a dit l’autre jour que depuis le début de la pandémie de Covid-19, tout le monde lui semble épileptique. « Je peux enfin avoir le vertige, je n’ai pas besoin du caractère concret ni du mélodrame des crises, je peux enfin entrer dans le théâtre shakespearien moins vacillant du vertige et de l’angoisse. »

Peut-être, oh peut-être, ce n’est qu’avec la chute de nos illusions que nous avons délibérément dû nous retrouver face à nos grands Autres, ceux que nous sommes censés connaître : de l’État au psychanalyste. Tandis que la chute du sujet « supposé savoir » se généralise dans l’incertitude de l’ère pandémique, nous pouvons envisager de réclamer nos fantasmes, nous pouvons envisager la possibilité d’un sujet, meurtri par la chute mais pourtant dans une sorte de soumission à l’inévitable supériorité de la gravité sur nos corps, sur nous-mêmes. Mais cet acte de réclamation restera à examiner, à élaborer ensuite : pour l’instant nous devons tolérer l’angoisse de la chute, au bord de la possibilité du désir, au bord du langage.

Nous devons rejoindre ma patiente lorsqu’elle affronte le vertige de la liberté, lorsqu’elle s’autorise à tomber, réclamant ses fantasmes déchus : ses mots déchus, notre seul anticorps face à la fatalité de notre chute. Saisir ce moment intermédiaire du vertige de notre chute, avec un adieu aux crises épileptiques à venir.


1 Titre original : Ring-a-Ring-a-Roses.

Balt, Andrea. « After a While, You Learn: Jorge Luis Borges . » Rebelle Society, 15 Septembre 2012, http://www.rebellesociety.com/2012/09/15/poetry-lounge-after-a-while-you-learn/.

Fitzgerald, James. « Five London Nursery Rhymes Depicting Death And Ruin. » Londonist, 8 Juillet 2014, https://londonist.com/2014/07/five-london-nursery-rhymes-actually-about-death-and-ruin.

Fowler, Gillian R. « Moving the Plague: The Movement of People and the Spread of Bubonic Plague in Fourteenth Century through Eighteenth Century Europe. » n.d., 50.

Kierkegaard, Søren. Le Concept de l’angoisse. Traduction du danois par Paul Petit, coll. Points, Le Seuil, 1996.

Lacan, Jacques. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Texte établi par Jacques-Alain Miller, coll. Points, Le Seuil, 2014.

Neyraut-Sutterman, T. « Fragments de L’Histoire de l’Épilepsie Pour La Psychanalyse de l’Homme Aux Liens. » Rev. Fr. Psychanal., 1978, pp. 439–78.

Pontalis, Jean-Bertrand. L’Amour des commencements, Gallimard, 1994.

Staiano, Judy. « The Impact of the Plague on Human Behavior in Seventeenth Century Europe. » ESSAI, vol. 6, article 46, 2008.


WEAVE DRAFT ABERRATIONS

« Pendant ma résidence à la fondation Lisio de Florence, et à l’atelier Bevilacqua de Venise, deux ateliers de tissage de la soie et de velours Jacquard à cartes perforées du XVIIe siècle, je me suis intéressé aux impressionnantes archives d’ « ébauches de tissage, » des plans peints à la main pour des motifs de tissage classique traduits en cartes perforées à utiliser sur les métiers à tisser mécaniques. J’étais particulièrement intéressé par le fait que les principaux clients pour ces textiles de soie fine sont des lieux de pouvoir : le Kremlin a commandé des textiles de ces ateliers pour ses tapisseries, de même que la Maison Blanche sous JFK. Ayant accès à ces fichiers d’archives, j’ai fait des copies en pensant que j’essaierais de retisser ou d’utiliser d’une manière ou d’une autre ces motifs dans mon propre tissage. Cependant, lors du traitement des fichiers numériques, une erreur dans ma retouche photo a révélé des motifs moirés, résultant de la haute densité de carrés noirs et blancs utilisés pour tracer ces motifs. Ces moires ont donné des animations révélant un langage visuel caché et optiquement frappant. Mon espoir, dans une grande partie de mon travail, est de révéler des spectres cachés dans les systèmes, des fantômes dans des machines, qui demeurent tranquillement dans nos infrastructures. »

~ Jovencio de la Paz


DR GOHAR HOMAYOUNPOUR writer

Dr Homayounpour is an author and psychoanalyst who belongs to the International Psychoanalytic Association, American Psychoanalytic Association, and the National Association for the Advancement of Psychoanalysis. She is a Training and Supervising Psychoanalyst of the Freudian Group of Tehran, which she founded, and where she was Director until 2018.

Dr Homayounpour’s book Doing Psychoanalysis in Tehran (2012: MIT Press) won the NAAP’s Gradiva Award and has been translated into multiple languages. Other recent publications and book chapters include “The Dislocated Subject” (2019) and “Islamic Psychoanalysis and Psychoanalytic Islam” (2019).

MATHILDE RAMADIER translator

Mathilde Ramadier is a French writer of non-fiction essays and graphic novels (among others Sartre, a graphic biography, ed. NBM, NY) living between Berlin and Southern France. She studied philosophy at the École Normale Supérieure in Paris and is currently finishing a master’s degree in Psychoanalysis at the University of Montpellier.

JOVENCIO DE LA PAZ artist

Jovencio de la Paz is an artist, weaver, and educator. His current work explores the intersecting histories of weaving and modern computers. Rhyming across millennia, the stories of weaving and computation unfold as a space of speculation. Trained in traditional processes of weaving, dye, and stitch-work, but reveling in the complexities and contradictions of digital culture, de la Paz works to find relationships between concerns of language, embodiment, pattern, and code with broad concerns of ancient technology, speculative futures, and the phenomenon of emergence. He is currently Assistant Professor and Curricular Head of Fibers at the University of Oregon.

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